Thursday, January 31, 2019
Lire
du polar sans avoir lu Le Manufacturier
c’est comme surfer sur Internet sans jamais être descendu dans les profondeurs ténébreuses et abyssales du Dark Net. On reste en surface. Vous croyez avoir tout
lu ? Alors lisez Le Manufacturier.
Deux
intrigues principales sont développées avant de se percuter de façon implacable,
brutale et inattendue. Un serial killer vend pour des poignées de bitcoins l’accès
à un site de hurtcore sur le Dark Net
proposant en streaming des mises en scène d’une violence inouïe où les victimes
sont véritablement violées, torturées et tuées. Un capitaine de police antipathique,
brutal et macho va mener l’enquête au Havre. Parallèlement, une avocate serbe avec
l’air d’une rescapée d’un camp d’extermination se détruit à coup de tabac en se
demandant s’il lui restera assez de temps à vivre pour coincer Dragoljub, un
ancien tortionnaire paramilitaire serbe qui a disparu dans la nature après la
guerre de Yougoslavie en 1991.
Le
style de Mattias Köping colle au récit, brutal, tranchant, efficace, à part quelques
termes qui me semblent parfois un peu désuets dans la bouche des racailles de
banlieue. L’histoire est construite comme un puzzle démoniaque dont les pièces
se mettent en place pour révéler une vérité qui glacera le sang du plus blasé
des lecteurs. D’une lucidité douloureuse et indicible, l’auteur balance des phrases
comme celle-ci :
« Un
vrai dieu appelle toujours au massacre. Il est exclusif, jaloux, intolérant,
violent. Les religieux œcuméniques sont des menteurs et des hypocrites. Au
fonds, ils sont convaincus que seul leur Dieu à eux est le vrai, l’unique,
l’absolu. Si tel n’était pas le cas, ils en changeraient, tout simplement. Dans
les démocraties, ils n’osent pas le proclamer, car ce n’est pas politiquement
correct. »
Au-delà
du fond et de la forme, le point fort du roman est sa galerie de personnages
hauts en noirceur, loin des stéréotypes, que l’on n’arrive pas toujours à
cerner et qui se révèlent à la fin, souvent dans leur abjection. Radiche,
Milovan,Vivardoux, Irena, resteront par leurs actes longtemps gravés dans vos
mémoires. Surtout Irena Ilic. Au milieu des brutes épaisses que l’on croise
dans Le Manufacturier, ce frêle petit
bout de femme en sursis illumine entre deux quintes de toux ce roman aussi noir
que ses poumons saturés de goudron.
Attention,
Le Manufacturier est à ne pas mettre
entre toutes les mains ! Car Mattias Köping va jusqu’au bout de son
propos, sans pusillanimité, sans recourir à l’ellipse, avec un souci du détail
déclenchant la nausée. Tout l’intérêt est là. D’une part notre esprit formaté ne
pourrait pas imaginer la monstruosité des viols et des tortures qui sont perpétrés.
D’autre part, Köping condamne le voyeurisme pervers en provoquant le dégoût, à
l’instar de ces scientifiques dans Orange
Mécanique qui s’emploient à guérir Alex de son appétence pour le sexe et la
violence à force de projections de films hard et gore. L’auteur écorne au
passage les thrillers racoleurs qui surenchérissent dans la violence
gratuite pour exciter les lecteurs et lectrices en mal de sensations fortes.
Le Manufacturier sonde les
bas-fonds de l’histoire et de l’âme humaine. On en prend plein la tronche et
l’estomac, on est assommé, on chancelle, mais rien n’est gratuit. Köping nous
met KO pour mieux chambouler nos certitudes de lecteurs de polar, mais aussi
nos certitudes d’être humain. Mais rassurez-vous, après avoir refermé ce livre
vous pourrez reprendre une lecture normale.