DE LA LITTERATURE EN GENERAL

Il y a deux sortes de littérature. La Blanche qui se regarde le nombril. La Noire qui regarde le monde. La première, souvent ampoulée, nous informe sur les affres existentiels du bobo parisien et considère la traversée du périphérique comme une grande aventure. La seconde, souvent narrative, nous informe sur la planète que nous laissons à nos enfants. La Blanche, dite « générale » encombre les linéaires des librairies et les plateaux télévisés. La Noire dite « de genre » est tout simplement lue. Car les lecteurs ont envie d’apprendre sur l’humanité, de mettre les pieds là où ils ne les ont jamais mis, d’être emportés.
Le monde est fait de crimes, de politiciens véreux, d’obscurs héros, de gros terroristes, de femmes fatales, de financiers cyniques, de krachs boursiers, de catastrophes naturelles, de multinationales omnipotentes, d’avancées technologiques et scientifiques terrifiantes… Tous les ingrédients du thriller sont là. On les retrouve à la une des médias, dans les livres qui ont survécu au fil des siècles, de Shakespeare à Dostoïevski, et dans la littérature Noire.
Reflet d’un monde qui change, la Noire a elle aussi évolué. Elle s’est mondialisée. L’action du polar moderne n’est plus confinée à Paris, à une banlieue ou une ville de province. Les auteurs se documentent et voyagent de plus en plus, placent leur action en Afrique, en Amérique, aux quatre coins de l’Europe. Le polar parisien ou marseillais cède du terrain au thriller planétaire. Une décision prise dans une banque au Texas peut ruiner vos projets, une décision dans une usine de Shanghai peut tuer votre enfant. Le danger s’est déplacé du coin de la rue à l’autre bout du monde. C’est donc là que les auteurs de la Noire vont situer l’action. C’est la théorie du chaos à l’ère d’Internet.
Cependant, deux tendances menacent de grisailler la Noire. Il y a d’abord ce que j’appelle l’Arlequinisation du thriller. Un cocktail de frisson, de fantastique et d’eau de rose. Cela permet d’atterrir dans le caddy ou la boîte aux lettres des ménagères qui achètent leurs livres en grande surface ou par VPC. Et puis il y a le polar utilisé comme manifeste politique. C’est pas nouveau. Avant, il y avait les soixante-huitards qui dénonçaient le pouvoir en place à la préfecture ou à l’Elysée. Aujourd’hui il y a les alter mondialiste qui dénoncent le pouvoir à Davos. On critique, on dénonce, on donne des leçons de morale (alors que s’il y a bien un endroit où la morale n’a rien à foutre c’est dans le polar) et on en oublie l’essentiel : raconter une histoire. Et la raconter bien. Le gros problème aujourd’hui, commun à la Noire et à la Blanche, c’est qu’on publie trop d’ouvrages. En tant que juré du Grand Prix de littérature Policière, j’ai à mes pieds un tas de bouquins qui me sont tombés des mains. La quantité est pléthorique, pas la qualité. Les contenus se ressemblent, les travaux éditoriaux sont aussi bâclés que les devoirs de ma fille en français, les traductions aussi approximatives que sur Wikipédia, les coquilles aussi nombreuses que les crimes à Caracas.
Récemment, deux prix littéraires prestigieux sont venus récompenser un auteur de Blanche et un auteur de Noire qui nous décrivent le monde avec talent. Le Grand Prix de Littérature Policière a été attribué à Caryl Ferey, capable de planter son action aussi bien en Nouvelle-Zélande qu’en Afrique du Sud, tandis que le jury du Nobel a donné le coup de pied dans la fourmilière microcosmique de la Blanche francophone en récompensant JMG Le Clézio, écrivain voyageur au style serein et limpide, citoyen du monde, amoureux de l’Ile Maurice, vivant entre Nice et le Nouveau-Mexique.
Dépassant les frontières lui aussi, le prix Nobel de la Paix n’a pas été décerné à un dissident emprisonné ou à un contestataire local, mais à Martti Ahtisaari, véritable artisan de la paix transnationale, ayant quadrillé la planète pour la raccommoder.
Comme le chantait Frankie qui allait à Hollywood, The world is my oyster. Le monde est mon huître. Avec parfois, à l’intérieur, une perle.