Monday, April 26, 2010

Demain, j'enlève la burqa

Braquer les projecteurs sur la burqua comme le font actuellement les politiciens et les médias, c'est un peu comme si l'on mettait à l'index la verrue posée sur le nez d'une sorcière. Encore une fois, des lois vont tomber et les trublions auront eu leur quart d'heure de célébrité. La burqua vous déplait? Alors faites comme les commandos anti-fourrure qui jadis taguaient à l'aérosol les manteaux des bourgeoises paradant dans des peaux de mammifères poilus! La mode du sarcophage ambulant est tellement absurde qu'elle finira elle aussi par s'éteindre d'elle-même en France si on cesse de faire défiler devant les objectifs ces pauvres femmes encagées. Personnellement, je préfère braquer un projecteur sur Sarah Shahi, une actrice américaine d'origine iranienne qui, hamdoulilah, ne porte pas la burqua, ni le niqab. Pour profiter de sa beauté et de la lumière qu'elle irradie, regardez-la dans l'excellente série LIFE.



Bien avant que la burqa ne devienne une mode en France, cet accoutrement symbolisait parfaitement la condition féminine dans l'Afghanistan des Taliban. Cela m'avait donné l'idée d'une nouvelle. Elle fut publiée dans le magazine L'Express en décembre 1998 et dans Histoires Express chez Robert Laffont en 1999. Elle fera partie d'un recueil de 36 nouvelles que j'ai rassemblées et qui devrait paraître en 2011. Je vous l'offre dans son intégralité. Elle s'intitulait LIENS DE SANG .

Canicule sur Kaboul. Je suis fébrile. Le fragment de miroir attire une épée de soleil qui crève la poche d’ombre dans la chambre. Je plisse les paupières. L’éclat du rétroviseur ramassé dans la rue n’autorise par une vue d’ensemble. Il faut procéder par étapes. Reconstituer mon image par touches, à partir d’un reflet morcelé. Un trait de khôl sur un œil. Un peu de fard. Et puis du rouge. Rouge, pareil au sang qui a jailli des lèvres de ma sœur, arrachées à la tenaille par son mari parce qu’elle avait osé maquiller un sourire rebelle. Ma sœur, défigurée dans la douleur et dans la honte. Pitoyable impie, punie par où elle a péché. Ma sœur, une ennemie comme moi, coupable d’être une femme, charriée par les flots pourpres de la charia.
Un rat se faufile entre les pierres et traverse la cloison gangrenée par les roquettes. Je me concentre sur le bâton de rouge qui glisse sur mes lèvres. Je les pince pour répartir la couleur. Mimique trop féminine pour les mâles du pays. Je recule pour contempler le résultat à l’échelle d’un timbre poste. « Sexy », comme diraient les américains.
La burqa est pliée sur le sol. Je fais couler la lourde chape de tissu au-dessus de ma tête. Touffeur et asphyxie. Je cherche la lumière à travers les mailles serrées. J’étouffe. J’inspire fortement, frisant la crise d’asthme. Une odeur aigre s’empare de mes narines.
La rue. Cloaque puant l’égout et la misère, encombrée de gravats, de mendiantes, de prostituées, arpenté par la police des mœurs. Je croise Gulbudin, la brute râblée qui a achevé Marek en lui cassant le crâne comme une coque, à coups de crosse de Kalachnikov. Marek, victime de notre amour illicite. L’épaule du bourreau me percute. Je vacille, la tête basse. Lui, hautain, ne détourne pas la sienne. Je rase les façades lépreuses jusqu’à une bâtisse épargnée par la guerre. Abdullah l’a réquisitionnée pour en faire sa maison et son quartier général. Une chaîne stéréo est pendue au-dessus du perron, à la manière d’un condamné à mort. Je monte les deux marches et pénètre dans l’étroit corridor.
- Yasmina !
La voix provient de la grande pièce. Abdullah est déjà rentré. Assis sur un tapis élimé, il a réuni un groupe d’étudiants pakistanais. Il consent à lever le regard sur moi.
- Du thé !
Je m’éclipse dans la cuisine pour y faire chauffer de l’eau sale sur un réchaud bancal. La sueur emperle mon front, ma vue se brouille. Ne pas flancher. Attendre. Les minutes s’écoulent en pesant sur mon hésitation.
- Yasmina !! Le thé, ça vient ?
Ne pas répondre. Je manque d’air. La peur m’oppresse. La masse d’Abdullah remplit soudain l’embrasure, projetant une menace dans mon dos.
- Qu’est-ce que tu fous ?
Je me retourne et soulève ma cage de tissu. Les yeux noirs d’Abdullah sortent des orbites. Sa gueule béante déforme une face broussailleuse. Est-ce le fard sur mes paupières, le rouge sur mes lèvres, la barbe sur mes joues, ou le fait de voir son beau-frère dans la burqa de sa femme qui le paralysent ? Je jouis de sa stupeur, puis la fige, en plongeant une lame effilée dans son abdomen moelleux. Abdullah a enregistré mon visage qu’il emportera en enfer. Du sang chaud coule sur mon poing qui lui creuse le ventre. Je pense à ma sœur sans bouche, et tourne la poignée du couteau avant de la remonter jusqu’au sternum. Je la redescends, la remonte, la redescends, la remonte, triturant les tripes du tortionnaire de Yasmina. Tordu par les convulsions, Abdullah s’accroche à moi. Je me dégage. Ses viscères se répandent à ses pieds en imitant le bruit d’un linge mouillé que l’on flanque sur une planche. Délivrance, souffrance, mort. Un résumé de la vie. Brève. Je le saisis sous les aisselles avant qu’il ne s’affale et le dépose en vrac dans un coin, sous ses intestins. Un filet d’eau dans l’évier innocente mes mains maculées. Faire vite. Disposer cinq verres sur un plateau, verser le thé, se voiler. Accompagné par un tintement suspect, je sers les invités assis en tailleur. Ils ne m’adressent pas la parole. A peine remarquent-ils ma présence en fantôme grillagé. Le repli vers le couloir n’en est que plus facile.
- Femme !
Mon pouls s’emballe. Jambes coupées, je pivote devant un étudiant qui brandit son gobelet. Vide. Je regagne la cuisine. En me précipitant vers la théière, je marche sur l’estomac d’Abdullah, provoquant un son qui me rappelle un pas dans la boue. D’un coup de pied, l’organe est renvoyé à son propriétaire. Je remplis le verre et le délivre illico à l’apprenti moine-soldat, en y laissant l’empreinte de mes doigts moites.
Le corridor est interminable comme un cauchemar. Au bout de ce sinistre tunnel décrépi, la lueur du jour me parait salvatrice. Si le soleil accepte de briller sur cette ville, tout n’est peut-être pas perdu dans le combat contre l’obscurantisme. Sous l’étoffe suffocante de mon scaphandre, je rejoins ma planque, puis troque la burqa contre un pantalon en treillis, une chemise en toile et un sac en bandoulière. J’efface toute trace de maquillage. Ma barbe me démange. Demain, elle sera éparpillée aux quatre vents. En Inde. Je pars y rejoindre Yasmina, désabusé et perturbé d’avoir agi contre la volonté d’Allah. Malgré ce sacrifice, les taliban ont gagné. Marek ne sera pas vengé et la beauté de ma sœur restera amputée à jamais.



Monday, April 19, 2010

Cygnes Noirs

Certains évènements imprévisibles ont une probabilité quasiment nulle de se produire. On les appelle les Cygnes Noirs. Lorsqu’ils surviennent, l’impact de leurs répercussions est proportionnel à leur improbabilité. Puisqu’on ne les avait pas prévus, on ne peut pas y faire face. Depuis l’an 2000, on peut citer trois Cygnes Noirs à l’échelle de la planète : l’attentat du 11 septembre 2001, le tsunami de 2006 et l’éruption du Eyjafjöll en 2010.
Développée par le philosophe et mathématicien du hasard Nassim Nicholas Taleb, la théorie des Cygnes Noirs repose sur une faille dans le traitement des données. En ne voyant que des cygnes blancs, on a fini par déduire que tous les cygnes étaient blancs… jusqu’à ce qu’on en découvre des noirs en Australie.
Les auteurs de thrillers sont souvent des éleveurs de Cygnes, commençant leurs histoires angoissantes par le fameux « Et si… ». Mais ces prémonitions catastrophiques qui ravissent les lecteurs en quête de sensations fortes sont tissées à partir de projection étayées, réalistes, rationnelles, plausibles. Elles sont probables. Car il faut être crédible pour embringuer le lecteur dans une histoire imaginaire. Ces prévisions, que l’on pourrait qualifier de Cygnes Blancs, vont renforcer l’improbabilité et donc la portée cataclysmique du Cygne Noir que personne n’a prévu parce que personne n’y croit. Ainsi l’éruption du Eyjafjöll, sur lequel les experts et les journalistes ne savent pas quoi dire, limitant leurs analyses de la situation à des micro-tarmacs se faisant les échos de passagers aériens déboussolés.
Mon prochain roman à paraître en octobre commence par un événement qui a les apparences d’un Cygne Noir. A la lueur de ce que je viens d’écrire, vous vous doutez donc qu’il ne s’agit que d’apparences…
A l’opposé du Cygne Noir, le Cygne Blanc est donc un événement qui a toutes les (mal)chances d’arriver. Si l’on veut rester dans la symbolique du transport, disons que le Cygne Blanc est au Cygne Noir ce que le cheminot en grève est à l’avion cloué au sol pour causes de nuages de cendres crachées à 6000 mètres d’altitude par un volcan islandais éteint depuis deux siècles.
Faute d’avion et de train, j’étais donc bien inspiré de choisir le bateau lors de mon dernier voyage. Un courte odyssée de douze jours en mer qui conclue une série de pérégrinations vers des bouts du monde pas si loin de la France. Je vous ouvre quelques petites fenêtres sur ces mondes que j’ai traversés, en attendant que ces images se transforment un jour en mots.