L'ESSENCE DU VOYAGE
Le voyage est un retour vers l’essentiel, dit un proverbe tibétain. Mais pas n’importe quel voyage. Pas de ceux qui propulsent à prix promos les touristes dans des « resorts all inclusive » avant de les gaver de buffets à volonté et de cocktails gratis pour mieux les retenir calfeutrés dans leur hôtel-club, à l’écart de la misère des insulaires nourris aux galettes de boue. Ni de ces transhumances saisonnières qui engorgent les autoroutes menant aux cimes enneigées sentant la frite et la fondue ou aux côtes françaises battant pavillon bleu au-dessus des charniers de cadavres rosis et badigeonnés d’huile solaire.
Le vrai voyage est initiatique, en ce sens qu’il doit révéler, donner accès à la connaissance d’un mode de vie différent, d’un autre monde. Le voyage est une aventure où l’on perd ses repères, ses habitudes, ses préjugés, ses certitudes. Où l’on apprend un peu sur l’autre et beaucoup sur soi-même. Où l’on perd son âme et son moi de pacotille au profit de l’écoute et de la tolérance. Les voyages nous détruisent et nous reconstruisent. Ils nous réapprennent à lire le monde, dans le texte, avec notre passeport en guise de marque-page. Ils bousculent nos pensées et notre façon de vivre. Ils nous font devenir autre, et même remonter le temps. Mieux que la psychanalyse de Sigmund, mieux que la machine de H.G. Wells.
Voyager, c’est s’ouvrir à un pays, s’imprégner de ses odeurs, le toucher affectueusement, l’entendre parler et chanter, le goûter à pleines dents, coucher avec lui, le voir se réveiller.
L’Île Maurice, d'où je reviens à peine, fait partie de ces destinations initiatiques. Ou plutôt la République de Maurice. Car ce pays béni de tous les dieux, hindous, chrétien, musulman, et auréolé de lagons, est aussi une démocratie. Le paradis, quoi. Toutes les religions, toutes les races, toutes les langues cohabitent pacifiquement à l’intérieur d’un périphérique de corail serti dans l’Océan Indien.
J’ai ainsi parcouru 10 000 kilomètres pour entendre des bouts de dialogue en créole ou en bhojpuri, communiquer par la gentillesse plutôt que par l’intérêt, échanger des sourires qui donnent envie de se poser, ralentir la vitesse du temps, nager au milieu des dauphins, m’immerger de silence turquoise, marcher pieds nus dans une lumineuse beauté, m’enflammer le palais, prendre pour repas un ananas juteux tout juste cueilli, me faire caresser par un vent tiède, me laisser mouiller par la pluie, formuler un vœux devant une statue de Shiva...
Certes les cafards y sont presque aussi gros que des Chamonix, les mouches à cerf m’ont fait sentir passer leurs piqûres, la route y est plus dangereuse qu’une plongée au milieu des requins, les cyclones Ivan et Hondo ne sont pas passés loin, histoire de nous rappeler que la nature, si elle est prodigue, n’en est pas moins reine. Mais ici, les hommes baptisent les perturbations atmosphériques dévastatrices, donnent des noms poétiques aux villages, aux rivages, aux rivières, aux montagnes, les lagons chatoient de mille bleus dans lesquels se baignent joyeusement les femmes en saris aux multiples couleurs, tandis qu’à l’ombre des cocotiers, des filaos et des flamboyants, un air de sega et des effluves de poisson grillé s’échappent des cases en tôles ondulées pieds dans l’eau. Sereine, Maurice n’est pas abîmée, ni traumatisée par le tourisme massif. Pour combien de temps?
En attendant d’y retourner, pour le prix d’un canapé ou d’une dizaine de pleins d’essence, je garde le précieux souvenir de Josee qui nous a concoctés une pâte maison avec des piments achetés au marché de Port-Louis, de Raj qui nous a fait découvrir son pays sans compter, de Sam un serveur qui nous a offert à boire en nous passant du Joe Dassin, ainsi que d’une poignée de Français sympathiques rencontrés là-bas, Sonia, Sabine, Gilles, Christophe, qui se sont fondus avec respect et humilité dans le paysage. Je garde ancrées en moi la formidable gentillesse des Mauriciens et la vision du jardin d’Eden qui leur sert de nation, cette page du monde que j’ajouterai à celles de mes romans.
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